Alan Freed: Payola Blues

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Où l'on vérifie un peu piteusement que, bien avant les funestes excès sixties, seventies ou même eighties, on pouvait écoper à peu de frais d'une destinée tragique véritablement rock n' roll dans une Amérique moins hantée par le fantôme de Lincoln que par celui du général Lee... Animateur culte des radios et télés américaines des années cinquante, autoproclamé "father of rock and roll" - il en inventa en tout cas le nom - l'infortuné Alan Freed fut le jouet d'une roue de la fortune particulièrement perverse et arbitraire en diable, au seul prétexte qu'en cette époque troublée, le rock, musique de "sauvages" comme on le sait ne connaissait en Amérique pas plus ardent promoteur que lui... Œuvrant sans relâche à l'évangélisation des masses par le rock - toutes races confondues - en pleine bataille des droits civiques, il prit bien contre son gré les atours d'une victime idéale pour une énième chasse aux sorcières yankee, dans la plus pure tradition des procès de Salem... Si on ajoute que cette sordide histoire impliquait aussi le guitariste Les Paul, la star Dick Clark et à peu près tout ce que les États-Unis comptaient d'animateurs, on peut pas faire plus accrocheur...

Tromboniste contrarié, malgré un petit succès local au sein d'un groupe de lycée (les... Sultans Of Swing), Alan "Moondog" Freed porta vite ses efforts vers une autre passion précoce sienne : la radio... A 20 ans, il est animateur sur WKST, à New Castle, Pennsylvania, à 30, en juillet 1951 précisément, il lance une émission de radio de fin de soirée amenée à devenir fameuse, "The Moondog Rock Roll House Party", qui lui valut son surnom et le début d'une renommée qui semblait alors irrésistible... Freed est surtout particulièrement fasciné par les musiques populaires noires - une double audace, en somme - et l'émergence de son ersatz blanc, le rock n' roll, et nourrit un peu trop ostensiblement le rêve d'un rapprochement des deux Amériques, la blanche et la noire, avec la musique comme médiateur...

Deux signes - deux annulations - lui sont pourtant envoyés au tout début de sa salutaire croisade comme autant d'avertissements contraires : producteur et organisateur, le 21 mars 1952 au Cleveland Arena, du tout premier concert de rock and roll, sobrement intitulé "The Moondog Coronation Ball", Freed réussit si bien son pari que ce sont plus de 20 000 spectateurs, dont un tiers de Noirs américains, qui se présentèrent devant une salle qui ne pouvait en accueillir que la moitié, contraignant le malheureux DJ à annuler sa révolutionnaire soirée... Cinq ans plus tard, ABC-TV lui donne courageusement les rênes d'un show télévisé, "The Big Beat", entièrement consacré au rock & roll : las ! lors d'une émission, Frankie Lymon, leader noir du groupe Frankie Lymon and The Teenagers, commit l'imprudence d'esquisser quelques pas de danse avec une fille blanche ce qui fit bondir les associés sudistes du groupe ABC qui obtinrent l'arrêt du show illico... Incidemment, Freed connut sa première faillite et le début de ses problèmes juridico-légaux...

Le résolu DJ n'en démordit pas et continua à promouvoir son généreux message, multipliant les animations radio - pour WINS à New York, pour Radio Luxembourg avec l'émission "Jamboree" -, apparaissant dans son propre rôle, et aux côtés de Bill Haley and His Comets, Little Richard, Chuck Berry et Screamin' Jay Hawkins, dans de fameux films à la gloire du binaire éternel - Rock Around the Clock (1956), Rock, Rock, Rock (1956), Mr. Rock and Roll (1957) et Don't Knock the Rock (1957) pour lequel la Paramount lui lâcha un cachet de 29,000 $ la journée -, organisant des shows aux affiches prestigieuses aux Brooklyn et New York Paramount Theatres... La star des ondes était pourtant cernée de toutes parts : au printemps 1968, des violences éclatèrent à la sortie du Boston Arena, à l'issue d'un show où Freed eut certes la langue bien trop insolente en déclarant, micro ouvert, "The police don't want you to have fun..."... Des plaintes furent déposées pour incitation à l'émeute, les charges furent finalement abandonnées mais cela coûta à Freed son émission pour WINS...

C'est dans cette atmosphère délétère, véreuse et sordide, loin des ingénues fifties rockabilly ripolinées au milk-shake, qu'en novembre 1959 Freed fut désigné à l'unanimité comme bouc émissaire d'une farce qui avait trop longtemps duré aux yeux d'une Amérique essentiellement acquise à un capitalisme WASP pure souche... Le tournant ? L'animateur fut accusé d'avoir reçu des avantages en nature de la part d'artistes et de maisons de disques en contrepartie de passages indulgents sur les ondes et à l'antenne... Tacitement accepté aux States à cette époque, ce fameux "payola" (contraction des mots "pay" et "Victrola" du nom d'une marque de platine disque) ou, pour dire les choses comme elles sont, ces pots-de-vin touchent à une pratique marketing immémoriale, contiguë au développement de l'industrie du disque, qui va du petit cadeau à, certes, plus embarrassant, une part de royalties... Les années jazzy vingt, trente et quarante furent ainsi rythmées par le curieux beat d'un paléo-payola qui, secret de polichinelle d'autant mieux gardé par l'industrie que tous ses acteurs faisaient de cette pratique une vertu, perdure par ailleurs aujourd'hui encore : la parodie live des Dead Kennedys d'un "My Sharona" transformé en un corrosif "My Payola" devant un parterre de pontes de l'industrie musicale ricaine grinçant des dents pendant des Awards mouvementés attestent de la vitalité de la chose... Pratique répandue à mais pratique illégale tout de même : en l'occurrence, Freed détenait une part des royalties du fameux "Maybellene" de Chuck Berry... L'immoralité du système est flagrante : quel DJ résisterait à la tentation de passer dans son émission des titres dont il possède une part des crédits ?

On s'en doute, le contexte de cette offensive, ciblée sur le pauvre Freed, dépassait naturellement le cadre du règlement de comptes personnel... À l'origine de cette hystérie purificatrice, un conflit entre la SACEM yankee - la célèbre American Society Of Composers, Authors & Publishers ASCAP - qui voit d'un mauvais œil l'arrivée arrogante d'une société concurrente, la BMI (Broadcast Music Incorporated) qui, en gérant les tout nouveaux catalogues d'une musique populaire à destination de la jeunesse américaine, menace d'entamer un monopole bien assis... Prenant tardivement conscience de l'impact commercial des musiques populaires noires, culturellement dédaignées, et de leur équivalent blanc, ce rock n' roll commercialement prometteur, l'ASCAP réagit violemment... Sur son initiative, on dépêche une commission en bonne et due forme - l'US House Oversight Subcommittee - avec dans le rôle du MC un certain Oren Harris et c'est parti pour un procès et, maccarthysme oblige, ses humiliantes auditions publiques avec, en toile de fond, le puritanisme ricain à l'épreuve du capitalisme...

Outre Freed, ce sont 25 animateurs et directeurs de programmes qui se retrouvent ainsi sur la sellette... Les auditions commencent le 8 février 1960 : reconnaissent avoir touché des avantages en nature et sont déclarés coupables Joe Niagara (WIBG, Philadelphia), Tom Clay (WJBK, Detroit), Murray "The K" Kaufman (WINS, New York), pas encore tomwolfeisé et Stan Richards (WILD, Boston)... Star du célèbre show TV "American Bandstand" Dick Clark se montrera coopératif et, armé d'un statisticien maison, Bernard Goldsmith, qui fit danser des chiffres, put s'en sortir honorablement... Les Paul avouera quant à lui avoir payé pour passer à une émission tout comme Bobby Darin...

Erreur stratégique qui lui coûtera cher : Alan Freed choisit tout d'abord de nier en bloc puis en décembre 1962 finit par plaider coupable... Confirmant avoir accepté un payola de 2,500 $, il écope d'une amende de 300 $ le 9 mai 1963... Verdict plutôt clément mais qui précipita la fin d'une ex-idole, poursuivie par la suite avec un acharnement moins médiatisé par le N.Y. Federal Grand Jury qui l'accusa de fausse déclaration fiscale à hauteur de 37,000 $... Alcoolique et ruiné, Freed mourut le 20 janvier 1965 à 43 ans à Palm Springs, Californie, des suites d'une cirrhose du foie... Un film s'inspirant de sa vie en 1978 (American Hot Wax), une inclusion au Rock and Roll Hall of Fame de Cleveland en 1986 et une étoile sur le Walk of Fame d'Hollywood en 1991 et l'héritage du valeureux défricheur était plié...

"The music business is a cruel and shallow money trench, a long plastic hallway where thieves and pimps run free, and good men die like dogs. There's also a negative side." Hunter S. Thompson