Captain Beefheart: Old Fart At Play

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"It makes me itch to think of myself as Captain Beefheart. I don't even have a boat"... Chanteur autodidacte fêlé, peintre expressionniste péri-pataphysicien, poète surréaliste californien (si, si...), Don Van Vliet a prêté, sous le nom de Captain Beefheart, sa voix exceptionnelle - plus de huit octaves (!) - à une poignée d'albums azimutés nourris de doo-wop et de rhythm-and-blues, seize ans durant, avant de jeter définitivement l'éponge et de délaisser jeux de mots lunaires et aphorismes abscons au profit de sa passion première : la peinture...

Compagnon de route intermittent de Zappa, rencontré en 1956 au lycée d'Antelope Valley, qui l'a toujours tenu pour un génie, même au plus fort de leurs fréquentes brouilles, Beefheart a tenté le pari, probablement perdu d'avance, d'un rock entièrement conceptuel dont Trout Mask Replica, en 1969, et son "blues-garage-free-jazz" reste l'incontestable acme - et généra, on s'en doute, son lot d'histoires plus ou moins déjantées à la hauteur du personnage...

Le personnage, tiens, justement, en deux mots : traumatisé dans sa plus tendre enfance par la mort de Leo, le lion emblématique de la MGM (qui succomba aux brûlures de cigarette d'un visiteur vicieux des studios), Don Vliet sifflait à l'âge de deux ans mais, selon la légende, refusa de prononcer un mot avant ses trois ans et demi... Plus tard, recherché pour trafic et contrebandes d'éponges (?) vers le Nevada, il gagne sa croûte comme représentant en aspirateur, compte comme infortuné client... Aldous Huxley et compose ses premiers morceaux avec Zappa : l'un deux, "Lost In A Whirlpool" (une sombre histoire de chasse d'eau et de poisson marron aveugle), est un blues perverti à la sauce beefheartienne et contient l'inoubliable "Well, ever since my baby flushed me..."

...Safe As Milk, son premier album illuminé par la slide du jeune Ry Cooder, marque en 1967 la rencontre improbable entre Beefheart et... un studio et se solde fort logiquement par un premier accroc de taille entre ces deux univers fortement incompatibles : sur le titre "Electricity", la voix phénoménale du chanteur parvient à bousiller dès la première prise un micro Telefunken à 1200 dollars, à la stupéfaction de l'ingénieur du son Hank Cicalo...

C'est aussi à cette époque que Van Vliet (dont l'origine du nom a été détaillée ici) stabilise sa persona musicale, infligeant des sessions infernales à ses musiciens - Ry Cooder : "C'est un nazi. Etre à proximité de lui vous donne l'impression d'être Anne Frank" - et les débaptisant à l'envi pour les affubler de surnoms conceptuels comme Zoot Horn Rollo, Antennae Jimmy Semens ou Rocket Morton à le tout, au nom de l'Art, naturellement... Mais c'est avec ce qui reste son chef-d'oeuvre, Trout Mask Replica, que Beefeart se surpassa, en prenant soin d'ailleurs de s'entourer, pour l'essentiel, de musiciens non-professionnels seuls à même de capturer l'essence des concepts vanvlietiens... Sous la célèbre pochette à tête de... carpe et la férule de Zappa, 28 titres composés au piano - dont Van Vliet ne jouait pas... - en huit heures mais aussi neuf mois de répétition éprouvante dans un studio complètement coupé du monde extérieur ; les musiciens avaient notamment pour consigne, douloureusement respectée, de ne prendre aucune drogue et de n'approcher aucune fille pendant ces trois interminables trimestres...

Pas chien, c'est Van Vliet lui-même qui, sans véritables connaissances musicales et armé de son légendaire manque de rythme - mais capable de jouer de deux saxophones à la fois - assura la formation musicale de ses recrues (basse, guitare ou batterie) grâce à une pédagogie exigeante et personnelle... Jamais à court d'intuitions fantasques, le tyrannique Captain demanda ainsi à son guitariste de reproduire un accord de piano... à dix notes, avec ce conseil "Prends une guitare à quatre cordes en plus de la tienne, ça fera dix"...

Et le chant ? La puissance de la voix beefheartienne, souvent rapprochée de celle de Howlin' Wolf au grand regret de Van Vliet qui trouvait la comparaison injurieuse pour le bluesman, était telle que le chanteur obtint de placer son micro dans une pièce et d'enregistrer ses parties vocales dans une autre... Mieux : refusant de porter des écouteurs, il fit passer la bande enregistrée par le reste du groupe dans la cabine de mixage de laquelle, vitre de séparation oblige, ne lui parvenaient que quelques bribes sonores... Pas synchro ? Certes mais on parle d'un album dont l'une des pistes vocales (" The Blimp (Mousetrapreplica)") a été enregistrée à l'improviste à partir d'un téléphone - pas portable, hein...

Allez, une dernière pour la route : en pleine session, le label de Beefheart, Straight Records reçut une facture de 250 dollars d'un... arboriculteur : contacté, celui-ci expliqua qu'il avait été dépêché sur place par les soins de Van Vliet qui, écologiste avant l'heure, voulait auditer la résistance des feuilles des arbres entourant le studio au fort volume sonore des répétitions... Au fait, à quoi ça ressemble du Captain Beefheart ? On vous laisse embarquer...