Elvis Costello: Crawling To The U.S.A.

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... Elvis Costello, brillant songwriter binocleux post-moderne à l'œil noir et au célèbre carnet fiévreusement griffonné du nom de ses ennemis, a été moins avare en déclarations fracassantes - qui a oublié son méprisant et tautologique "Of course fuckin' Madonna is fuckin' famous : she's on TV every fifteen fuckin' minutes!" - qu'en faits d'armes, se tenant loin des drogues et trompant son ennui dans des chambres d'hôtels minables à coups de lyrics cryptiques, vindicatives et torturées et de rares groupies... C'est d'ailleurs précisément par une de ses diatribes fielleuses, avinée en l'espèce, qu'il apporte aujourd'hui sa modeste contribution à notre grande geste rock n' rollesque avec le célèbre incident du bar de l'Holiday Inn à Columbus, Ohio...

C'est à la chanteuse Bonnie Bramlett - oui, la femme de Delaney qui commit en 1969 un fameux album live de janisjoplineries soutenu par une rythmique proto-derekienne portant déjà un Clapton époustouflant - que revient l'insigne honneur d'avoir rapporté l'affaire à une presse américaine qui n'attendait que ça... Accompagnant en 1979 une tournée de Stephen Stills, elle participa un soir à une beuverie dans un obscur bar de l'Ohio qui prit rapidement le pauvre Costello, présent un peu par hasard, comme tête de turc et dérapa méchamment... Assailli par Stills, Bramlett et leurs roadies 100% yankee qui avaient décidé de faire perdre sa superbe au petit Anglais méprisant à l'accent précieux, Costello réagit instinctivement et, toujours soucieux de choquer le bourgeois et davantage encore son auditoire beauf improvisé, traita James Brown de "jive-ass nigger" et Ray Charles de "blind, ignorant nigger", histoire de clore la soirée...

Le tout tourna fort logiquement à la baston de poivrots, Bramlett tentant avec une grâce toute féminine d'asséner une droite au pauvre Londonien, sur lequel tombèrent bientôt les cinq roadies, heureusement trop bourrés pour lui causer autre chose que quelques bleus... Éméché et amoché, Costello rentra piteusement à l'hôtel et aurait oublié toute l'affaire si celle-ci, par les bons soins de sa nouvelle copine Bramlett, n'avait pas fait dès le lendemain le tour de la presse nationale.... La photographe Roberta Bayley se souvient : "I remember that very clearly, hearing about it from Elvis the next day. He described it as a simple bar brawl, an insult match. He just said, "I had a fight in the bar last night with these obnoxious people." No big deal. The next day Bonnie Bramlett was calling every magazine in the country to give interviews about how Elvis Costello was a racist. It was absurd. Anyone who ever met him would know that's just the most absurd thing anybody could say."

Les journalistes, rock et autres, ne se firent pas prier pour éreinter celui qui, du haut de sa morgue londonienne, les avait tenus à distance depuis ses débuts ni pour l'accuser ouvertement de racisme, oubliant sciemment sa participation active à la tournée "Rock Against The Racism" et certains titres siens pourtant sans ambiguïté... Arrogant et alors en pleine ascension, Costello présentait ainsi tous les atours de la victime médiatique idéale, sa crucifixion, vite improvisée sur le modèle rodé du lynchage, la décennie précédente, de John Lennon dont les déclarations blasphématoires plongèrent une Amérique consentante dans l'hystérie la plus proprement collective, devenant dès lors une formalité...

Costello s'excusa - ou plutôt s'expliqua à quelques jours plus tard à une conférence de presse à New York arguant de son énervement et de son ébriété mais le mal était fait... L'affaire tourna vinaigre à tel point que la carrière de Costello en fut sérieusement malmenée pendant des années et, accessoirement, le contraint les semaines suivantes à redoubler de vigilance dans ce pays décidément bien hostile... Roberta Bayley toujours : "At the end of the tour he had two armed bodyguards with him 24 hours a day. He was getting death-threat letters. There were two guys with guns with him at all times. A car would backfire, and everyone would hit the floor. It really was that bad".

Alors même que le sage Ray Charles lui avait accordé sans effort son divin pardon ("Drunken talk isn't meant to be printed in the paper") et que Costello en avait, selon certains exégètes de son oeuvre un peu ésotérique, tiré une chanson expiatoire ("Riot Act" sur Get Happy!!) indiquant que l'affaire était close, il fallut que le pauvre bougre s'explique à nouveau sur le sujet en septembre 1982 dans une interview qu'il espérait définitive accordée à Greil Marcus dans Rolling Stone ("Elvis Costello Explains Himself") : « I think [that incident] outweighs my entire career - which is a pretty depressing prospect. [...] What it was about was that I said the most outrageous thing I could possibly say to [Stills and his friends] - that I knew, in my drunken logic, would anger them more than anything else. My initial reaction - I can tell you now - to seeing Bonnie Bramlett get free publicity out of my name was that, "Well, she rode to fame on the back of one E.C. [Eric Clapton], she's not gonna do it on the back of another." The minute the story was published nationally, records were taken off playlists. About 120 death threats - or threats of violence of some kind. I had armed bodyguards for the last part of that tour."

Plus de 25 ans après, honteux et culpabilisant, Costello traîne toujours cet affreux quiproquo comme un boulet et s'il s'est fait une raison, n'en continue pas moins de souffrir le martyr à chaque fois qu'il doit jouer avec des musiciens noirs qu'il suppose blessés par son racisme imaginaire... Épilogue poignant confié au même Rolling Stone, en septembre 2004, qui lui demandait s'il avait pu parlé à Ray Charles avant sa mort : "No. I had a heartbreaking moment last year. I was at an Elton John tribute in Anaheim, California. Diana [Krall] did "Border Song" and killed them. And Ray came out and sang "Sorry Seems to Be the Hardest Word." It was fucking unbelievable. As Ray's coming out, a woman is leading him. He gets to within fifteen feet of us, and they stop. The woman says, "He wants to meet Diana." I had to turn away. That wasn't the right moment. [Long pause] It would never be the right moment, really. It would be one of those things: You have a friend who goes into rehab, and he says, "Remember that ten dollars you lost? I stole it from you." It would have been like that. Why did he need that?"