Scorpions: They Need A Million

#scorpions #kiss

Le point commun entre, au hasard, Genesis, Fleetwood Mac et Scorpions ? Tous - mais non les seuls - ont opéré à l'approche des eighties un changement de cap radical, d'un opportunisme commercial un chouïa coupable, qui scinda à jamais leur discographie en deux pôles irréconciliables... C'est à l'historique virevolte de Scorpions, fleuron du métal allemand, qu'on va s'intéresser aujourd'hui : amorcée en 1977 avec l'honorable mais bancal Taken By Force, elle aboutit comme on le sait au départ de son extraordinaire guitariste Uli Jon Roth, exclu d'un groupe miné par les chicanes pichrocolines, aux résonances naturellement universelles, et à l'envol des Hanovrais vers un hard calibré et fédérateur... On fait le point sur cette douloureuse période et on parle d'une poignée de pochettes offensantes, des errances parisiennes d'un batteur lourd, lourd, lourd et puis, en passant, on retrouve encore nos amis de Kiss, un peu responsables eux aussi, tant qu'on y est...

Pour les absent(e)s : le tournant majeur de la carrière des hardos teutons arriva quand la Direction - Klaus Meine et Rudolf Schenker - flairant à juste titre le, disons, "vent du changement" prit conscience que la virtuosité hendrixienne presqu'excessive de Ul(r)i(ch) Jon Roth les enferrait dans une époque déjà révolue et leur interdisait l'accès à un public plus large - comprendre : américain, l'Europe et le Japon étant conquis de longue date... Éternel baba à bandana et à colifichets post-haight-ashburyens, perdu dans ses rêveries de symphonies électriques myxolidiennes, Roth quant à lui se sentait chaque jour moins d'affinités avec un groupe que sa mystique de pacotille faisait doucement sourire...

La pomme de discorde, fut, on le sait peut-être, l'enregistrement de l'album Taken By Force, marqué par l'arrivée, en lieu et place des prodigieux Jurgen Rosenthal, appelé par l'Armée, et Rudy Lenners, écarté de l'aventure par un souffle au cœur, de Herman "ze German" Rarebell, batteur mal dégrossi dont la frappe militaire lui valut la réputation de Lapin Duracell du hard et dont la grasse beaufitude clasha illico avec la personnalité plutôt contemplative de Roth... Fort d'un pedigree plutôt flatteur - Cactus, Keith Emerson, Steppenwolf - Rarebell, par ailleurs balayeur à l'aéroport de Heathrow au moment de son recrutement, s'immisca rapidement dans la direction artistique du groupe, touchant un peu à tout (production, lyrics, compos), avec des résultat plus ou moins heureux... Le cogneur de fûts lança rapidement les hostilités en décrétant que le son de Roth était VRAIMENT trop fort et, logiquement, augmenta celui de sa batterie binaire comme il continuer de s'en glorifier à longueur d'interviews : "First of all, I had a big say in the studio about sound. I wanted my drums to be heard on the record. Before, the production was different. We wanted the mixes to sound more like a band. Before, you could hear Uli's guitar up front on everything"... Beau joueur, Roth a récemment commenté dans un soupir chargé de sagesse post-hippie : "Oh, well, Herman... He would say that, wouldn't he? Musically, we are coming from two opposing ends of the spectrum, rhythmically as well as mentally..."

Ensuite, les pochettes : comme il l'a depuis confié, la souffrance du maestro de la six-cordes remontait aux toutes premières pochettes des disques du groupe, seule celle de Lonesome Crow, album sur lequel il n'officiait pas encore, trouvant grâce à ses yeux... Fly To The Rainbow ? Roth : "Don't ask me what that cover means... I disliked it from the beginning. It looked ludicrous to me back then and looks just as bad today. It was done by a firm of designers in Hamburg, who had actually done a good job on the Lonesome Crow album before, but I think that time they failed miserably. As for the meaning, I can only guess, but I'd rather not..." Le disque suivant acheva de creuser le fossé entre Roth et le reste du groupe, qui, à vrai dire, s'en foutait pas mal : In Trance et la Stratocaster de Uli chevauchée par un top-model hambourgeois...

Et puis bien sûr Virgin Killer, interdite partout, sauf en France... - et là, malheureux concours de circonstances, Roth lui-même en est indirectement à l'origine, au point que certains disent qu'il a creusé sa propre tombe... Le thème, pour commencer : Roth raconte qu'il gratouillait sa Fender en faisant une mauvaise imitation de Paul Stanley, guitariste des vénaux Kiss, dont il venait juste de découvrir le hard comique, à la faveur de la tournée allemande du groupe pour qui Scorpions assurait la première partie... Amusé, le reste du groupe approuva tout de même le célèbre riff et son refrain ado-débile improvisé ("He's a virgiiiiiiin kiiiiiiller !!!") et demanda à Roth de finaliser le tout... Le guitariste s'acquitta de paroles dont la portée toute symbolique échappe encore aux fans, au grand désespoir de Roth qui n'a jamais cessé de clamer que le sujet était "le cynisme de nos sociétés"... À la réécoute, on n'a toujours pas bien saisi mais bon...

Manque de bol, la maison de disques, trop heureuse de surfer sur le mauvais goût kissien alors en vogue, trouva le thème génial et acoucha d'une des plus navrantes pochettes du rock... Roth : "Looking at that picture today makes me cringe. It was done in the worst possible taste. Back then I was too immature to see that. Shame on me - I should have done everything in my power to stop it. The record company came up with the idea, I think. [...] I'm still blushing with that one. Luckily that wasn't my idea, although I have to admit I didn't do anything to stop it either. That was a big mistake. It was just unnecessarily obscene and I don't like obscene things ».

Écœuré, Roth n'était pas au bout de ses peines, son grand pote Rarebell fêtant son arrivée en proposant au groupe son chef-d'oeuvre de subtilité (et d'analyse sociétale), le bourrin "He's a Woman, She's A Man", dont le titre annonce subtilement le sujet : les travestis. Encore le plus sérieusement du monde convaincu d'avoir rendu compte, avec les paroles stupides de ce morceau, d'un aspect fondamental des sociétés occidentales (si, si), Rarebell ne manque jamais de rappeler que son grand-œuvre avant-gardiste (il insiste) prend source dans une expérience toute personnelle qui donne davantage de pertinence encore à sa composition : "We were driving in the red light district of Paris and we were looking at all the hookers there. A beautiful one came walking up to the car. She looked at us and said in a very deep voice, "Hey guys, how is everything going? Don't look at me because I am really a dude." It was a total shock."

On comprend que Roth en fut dévasté - il annonça rapidement son départ, non sans avoir gratifié l'infâme titre d'un solo terrassant, rageur et méprisant dont Rarebell l'obèse n'a, semble-t-il, toujours pas saisi la morgue... Navrés de cette décision mais ayant par ailleurs le regard tourné vers les States, nos Scorpions laissèrent passer quelques semaines et cédèrent, dès l'album suivant, le californien et excellentissime Lovedrive qui devient leur premier disque d'or, aux sirènes d'un rock mainstream qui culmina avec une célèbre balade en 1984 dont on ne vous fera pas l'injure de vous rappeler le titre... Roth, quant à lui, se lança dans son Experience à lui, avec le méconnu et brillant Electric Sun, et quand il n'enseigne pas à la Sky Academy (sic), s'abîme depuis dans des relectures néo-classiques virtuoses mais un peu vaines de compos baroques... Et, puisqu'il faut bien trouver un coupable, précisons pour finir que Rarebell a lâché le groupe en 1996 pour fonder une maison de disques à Monaco...