The Shaggs: Philosophy Of The World

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"Sorta like 14 pocket combs being run through a moose's dorsal" : amis lecteurs non anglophones, on vous laisse compulser vos dicos pour prendre toute la mesure de cette savoureuse synthèse musicologique du stupéfiant jeu de guitare de Dorothy Wiggin, due à la plume acide de Lester Bangs lui-même, trempée comme il se doit dans les colonnes du Village Voice... "Dorothy qui ?", nous direz-vous. OK, on reprend tout depuis le début avec le sujet du jour : les Shaggs, groupe mythique s'il en fut, notoirement vénéré, dans une interview donnée à Playboy en 1976, par un Frank Zappa que l'on sait expert en monstresses de foire rock à la GTO's, et qui pourrait bien être tout simplement le pire groupe de rock de tous les temps, en même temps que sa plus affligeante énigme - et ne nous parlez pas de Grand Funk Railroad, on est fans... Un album en 1969, une, euh, séquelle six ans plus tard, et c'est plié pour le plus grand quiproquo du rock... Hyperbole rock-critic ? On vous emmène, on raconte, on vous fait même écouter et voir.

L'histoire des Shaggs prend racine - et s'éloigne d'ailleurs peu - de la petite ville de Fremont, New Hampshire... 1969, une famille très pauvre, quatre sœurs, Helen, 22 ans, Dorothy, 21 ans, Betty, 18 ans, Rachel, 17, deux frangins, Robert et Austin III - et surtout un père, Austin Wiggin, Jr, autoritaire, statue du Commandeur d'une famille gentiment terrorisée et notamment ses filles sur lesquelles plane l'ombre sordide d'abus, paternels, oui... La fixette du père, frustré de ne ramener que quelques maigres dollars de l'usine textile du coin, l'Exeter Cotton Mill, où il trime : faire de ses filles un groupe de rock, et fameux encore... C'est donc décidé - dès 1967 - les filles sont retirées de l'école, on laisse encore Rachel tranquille quelques années avant qu'elle ne rejoigne le combo sur scène en tant que "bassiste" (sic), Dorothy, Helen et Betty se tapent dans l'intervalle deux ans de cours de chant, de musique avec le fatras scolaire par correspondance pour se donner bonne conscience... À la "lead" guitare, Dorothy, compositrice et leader de facto du trio, à la gratte rythmique Helen et aux drums Betty, avec comme rares influences Herman's Hermits et les Monkees...

Un conte de fées, peut-être ? À cette nuance près que les Shaggs - c'est leur nom, une allusion à une coupe de cheveux alors en vogue et/ou à une race de chiens... - sont d'une nullité crasse et le resteront tout au long de leur brève mais trop longue carrière... Ce qui ne les empêche pas de persévérer et de se produire dans la salle municipale tous les samedis soir, voire même d'oser participer à un radio-crochet en 1968, le "Exeter Talent Show", où elles furent copieusement huées mais pas découragées pour un sou...

Mauvaises, les Shaggs ? Non - vraiment nullissimes : tout est faux et hors tempo mais, magie de la chose, les trois donzelles, de rustres provinciales imperméables à toute notion musicale mais aussi à toute critique voire moquerie, sont tout à fait ignorantes de leurs bévues... Aucune pose garage rock ici, mind you, aucune incompétence savamment travaillée, nul amateurisme punk marketé, il faut se rendre à l'évidence : les Shaggs étaient consternantes. Naturellement, à un tel niveau cosmique d'incompétence, toute critique est annihilée et peu, en tout cas parmi musiciens et journalistes, se sont privés d'atteindre à une espèce d'extase poético-surréaliste face au garage rock aborigène trisomique des provinciales Wiggin' sisters...

En 1969, c'est en effet l'impensable qui s'était produit : papa, promu "Shagg (sic) manager" - il arbore fièrement un badge tonnant ce titre puissamment freudien - va déterrer son fric au bout du jardin et emmène ses filles en studio, clamant d'ailleurs au passage qu'il est le "propriétaire" du groupe. Classe, hein ? Dorothy confie aujourd'hui : "It's not what we were thinking so much as what our father was thinking. His big dream was to make the records, have us be popular, and eventually go on tour"... Donc en mars 1969, toute la famille se paie une équipée en van jusqu'à Revere (oui, toujours dans le Massachusetts) et ses douteux Fleetwood Studios...

Aux manettes, l'ingénieur du son Russ Hamm et puis, dans les parages, les ingés-producteurs Charlie Dreyer et Bobby Herne, qui, dès les premières notes, avouent qu'ils durent fermer la porte du studio pour aller pleurer de rire, et, littéralement, se rouler par terre... Sidérés, après un changement de studios au bénéfice, pour ainsi dire, de Third World Recording à Jamaica Plains (dans le Massa... OK), les gars, pro, finalisèrent quand même l'album, sous la diffuse direction artistique de papa l'alpha mâle contrarié... Ce Philosophy Of The World, publié sur le label Third World, fut pressé à 1000 exemplaires quand même... Bon, 900 exemplaires furent soigneusement oubliés quelque part et retrouvés des années plus tard chez le producteur Dreyer qui s'était par ailleurs fait la malle sans laisser d'adresse mais, curieusement, en emportant ces copies invendables...

Car, faut-il le préciser, travail en studio ou pas, tout sur ce LP est systématiquement faux et pas dans le tempo, et baigné de paroles, naturellement expurgées de toute allusion au sexe opposé, qui feraient passer Barbelivien pour Proust... On tenta même, sans que cela gêne le moins du monde les intéressées, de rattraper un peu la chose en remixant et en convoquant des musiciens locaux pour refaire les parties de guitare et de drums mais personne ne réussit à trouver un seul rythme stable dans tout l'album...

La sortie de Philosophy Of The World, assortie d'un 45T, donne alors le point de départ d'une formidable aventure... Nan, on déconne : le disque se vend (ou, plus probablement, s'offre) à quelques exemplaires, aucune critique n'en rend évidemment compte et les Shaggs continuent, pour leur part, à se produire dans leur bonne vieille ville, s'aventurant même à reprendre des titres comme "House Of The Rising Sun" (ouch!)... En passant, on raconte que les gens dansaient sur leur musique, on vous laisse imaginer, avec un petit frisson, l'ambiance de la chose... Un film familial existe aussi mais a été volé dans la maison même de la famille Wiggin...

Restait à faire de nos Ed Wood du rock des artistes cultes et de leur album, un ovni rock patenté... C'est à un petit boss de l'industrie du disque, Harry Palmer, que l'on doit la deuxième vie, insoupçonnable, du forfait des Shaggs : récupérant chez Dreyer quelques cartons des 900 disques remisés, il mit en route un bouche-à-oreille marketeux, alla même les voir en 1971 mais, assistant à un "concert" des sœurs, ne put se résoudre à cacher la vérité, jusqu'ici inconsciemment étouffée par l'intéressé et ses pouliches, au père : les Shaggs font rire... Curieusement, le père avoua à mi-mot avoir conscience de la situation mais c'est bien Dreyer qui, refusant de faire des trois sœurs des freaks rock, déclara forfait...

Leur père décédé en 1975, les Shaggs retournèrent inexplicablement en studio pour un album plus, hmm, travaillé, Shaggs' Own Thing, dont la sophistication très relative leur aliéna une bonne partie de leurs rares fans... Un an plus tard, on l'a vu, quelques déclarations fracassantes de Zappa, mais aussi de la slideuse Bonnie Raitt pour ceux que ça intéresse, puis, à la faveur d'une audacieuse réédition en 1980, la mise en route de cette bonne vieille machine critico-snob firent que, à l'aube des eighties, les plus grands magazines (re)découvrirent les mérites supposés du disque dont on loua généreusement la fraîcheur, la spontanéité et l'arythmie poétique... Sans doute en mal d'art naïf, un certain Byron Coley du New York Rocker ne craignit ainsi pas écrire que les Shaggs avaient inventé tout simplement "a new rock n' roll language, using the sophistication of Appalachian folk music and Dorothy Wiggin's brand of teen angst as ground zero"... Pour un peu, on nous refaisait le coup du "futur du rock"...

Allez, avant de vous laisser savourer, on se quitte sur les notes originales de la pochette, dues à papa bien sûr qui s'improvisa Andrew Loog Lodham de province pour l'occasion : "The Shaggs are real, pure, unaffected by outside influences. Their music is different, it is theirs alone... Of all contemporary acts in the world today, perhaps only the Shaggs do what others would like to do, and that is perform only what they believe in, what they feel, not what others think the Shaggs should feel. The Shaggs love you, and love to perform for you. You may love their music or you may not, but whatever you feel, at last you know you can listen to artists who are real. They will not change their music or style to meet the whims of a frustrated world"...