Joe Meek: I'm Always Chasing Rainbows

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Connaissez-vous Joe Meek ? Richissime producteur à 25 ans, ruiné à 35, suicidé à 37, celui dont un des rares collègues capables de le supporter dit un jour "Most of us who were close to Joe always felt he would suffer some kind of violent death" semble aujourd'hui définitivement relégué à un éternel second plan, écrasé par la fantasque figure du légendaire Phil Spector, autre producteur de génie un brin fêlé... Avec Meek, la tératologie rock se fait cette fois-ci britannique avec, en vrac, un inoubliable classique - l'incontournable "Telstar" -, un meurtre pasolinien, une fin sordide fusil dans la bouche, et puis aussi une ouija board... Allez, in memoriam comme on dit...

On vous la fait courte : Meek a tout du génie autiste. De son vrai nom Robert George Meek, il est affublé par sa mère du prénom Joe, en hommage à un frère mort prématurément... La charmante maman pousse d'ailleurs le transfert jusqu'à habiller le pauvre Meek en fille pendant l'essentiel de son enfance, laissant heureusement indemnes ses deux autres gaillards de frères... Une louche de déterminisme romantique : Meek se réfugie dès lors dans le monde de la musique, jouant les DJ locaux, bidouillant chez lui de frustes équipements sonores et manifeste déjà un intérêt pour l'occulte et le bizarre... Toutes conditions réunies pour en faire un winner, Meek, mal dégrossi, dyslexique, sourd et sans aucune connaissance de solfège, décide de se lancer à l'assaut de London City et d'embrasser la carrière d'ingénieur du son... Le jeune homme se révèle par ailleurs peu sensible aux charmes féminins ce qui, en ce Londres pas encore affranchi, met rapidement en péril l'équilibre déjà instable de sa personnalité torturée et le fait basculer sûrement dans une paranoïa aiguë...

Ses premières armes de producteur effectuées avec une efficacité redoutable - il fut viré ou claqua la porte de tous les studios - Meek s'établit au-dessus d'une boutique, la A. H. Shenton Leather Goods Shop, au 304 Holloway Road - une plaque commémorative atteste d'ailleurs sobrement de sa présence...- et y constitua au troisième étage ce qui devait devenir son légendaire antre... Retranché dans ce quartier interlope de Londres, Meek, premier producteur indépendant britannique sauf erreur, fit jaillir quelques 250 singles tour à tour extraordinaires, navrants, avant-gardistes, déconcertants...

Meek avait déjà connu son heure de gloire dès 1958 avec, notamment, le titre "Put A Ring On My Finger", écrit par lui d'ailleurs et qui, interprété par l'immense Les Paul, fut son premier hit avec de vraies royalties associées... Mais, les coudées enfin franches au 304 Holloway Road, il laissa libre cours à sa créativité tourmentée à et à ses démons, particulièrement voraces... Instable, dangereux, paranoaïque, drogué, caractériel : Meek avait toutes les qualités du producteur sixties mais Spector était encore loin à cette époque... À un batteur qui n'obtenait pas le rythme qu'il souhaitait, notre Ed Wood des studios pointa un fusil sous le nez avec, en guise de sous-titre, cette phrase mémorable : "If you don't do it properly, I'll blow your fucking head off"... Le coupable étant Mitch Mitchell, notoire manchot comme on le sait, on prend facilement la mesure de la remarquable ambiance de travail qui régnait au-dessus de la boutique de monsieur et madame Shenton...

Charmant en dehors des studios, Meek y connaissait, si l'on en croit les personnes l'ayant côtoyé, des bouffées de stress irrésistibles qu'un perfectionnisme torturé ne pouvait seul expliquer... Alors quand Meek sourd comme un pot et incapable même de fredonner une mesure correctement vous fait chercher la note juste au piano, disons qu'il faut être patient... Spécialiste du jet d'objets contondants à la moindre contradiction - au risque, comme ce fut parfois le cas, de détruire du matériel flambant neuf - Meek se faisait prodigue dans ses différents, n'hésitant pas à y inclure jusqu'à sa pauvre proprio, Mrs Violet Shenton, qui eut la surprise de découvrir un jour ses escaliers recouverts d'ampli poussés à fond par un Meek un peu contrarié d'une remarque préalable sur les nuisances sonores occasionnées par son job...

Si sa personnalité est effrayante et attire difficilement la sympathie, son génie est incontestable : spécialiste des tout petits budget, extrêmement inventif, capable de recueillir d'improbables et inoubliables sonorités de tout objet domestique (barrière, radiateur, chasse d'eau), Meek défricha pour la génération suivante écho, reverb, compression, distorsion, bandes inversées et/ou accélérées, placement de micros au plus près des instruments, batterie bourrée de couvertures, stéréo avant-gardiste : une espèce de Lee Scratch Perry londonien, avec cinq ans voire plus d'avance, en somme... Il a même fricoté avec les jazzeux comme Humphrey Lyttelton, à qui il offrit en juin 1956 "Bad Penny Blues", premier titre de jazz à intégrer le Top 40 anglais et qui fut stupéfait par les hardiesses soniques forcément sacrilèges d'un Meek rocker dans l'âme...

Du 304 Holloway Road sortit aussi en 1962, pour la postérité du bonhomme, son grand-œuvre, le célèbre "Telstar" écrit et produit par Meek pour les Tornados (à ne pas confondre avec les surfeurs californiens Tornadoes)... Quelque 5 millions de ventes, premier single anglais à entrer dans le Billboard américain, bien avant que les Beatles et les Stones ne partent à l'assaut des charts US... La marque de fabrique de Meek : remixer entièrement le titre, au gré de ses inspirations, une fois les musiciens sortis du studio... En l'espèce, Meek ajouta ici un mystérieux claviers à deux octaves, le Clavioline, qui sauva le morceau autrement promis à un anonymat mérité... De retour en studio, à la première écoute, les Tornados sont unanimes : le titre est une sombre merde... Rangé à l'avis de Meek - on imagine mal le contraire -, les musiciens firent profil bas quelques semaines plus tard en découvrant les charts ricains...

C'est, à notre sens, le célèbre producteur Mickie Most qui résume le mieux l'apport historique de Meek au métier de producteur : "At the time, record companies were very, very disciplined. Studio engineers used to wear white jackets, like doctors. I remember a sign at EMI Studios in Abbey Road where it said : 'Sports trousers and jackets may be worn on Saturdays.' That's how disciplined recording was, and they took it all rather seriously. And here's this guy making these records and selling millions - in his kitchen."

Bon, Meek fut aussi, nécessités alimentaires oblige, un habitué des seconds couteaux - genre acteurs pas encore connus qui enregistrent un disque pour être un peu moins inconnus - et s'il croisa le chemin de Anne Shelton, Lonnie Donegan, Acker Bilk, Petula Clark, Shirley Bassey, Frankie Vaughan, Lord Sutch et Gene Vincent, a quand même jugé inintéressantes les démos de David Bowie, Rod Stewart, Tom Jones et puis de ces quatre garçons de Liverpool sans avenir... Tant et si bien, que passé une période particulièrement fertile, sanctionnée par un gras compte en banque, Meek se retrouva sur la paille - un procès injuste pour plagiat, déclenché par le compositeur de musiques de films Jean Ledru qui reconnut dans le titre des Tornados quelques mesures de sa bande-originale pour le Austerlitz d'Abel Gance - céda à ses démons, dévala la pente et fut dès lors dévoré par la paranoïa...

La légende veut ainsi que la plupart de ses trouvailles sonores - comme un ressort au son très particulier - aient été enfermées au fond de boîtes recouvertes de scotch noir dont on ne put découvrir le contenu qu'après sa mort... Gagné par l'occulte, et persuadé que ses concurrents faisaient de l'espionnage industriel par ondes radio (oui), Meek s'essaya à enregistrer les morts en plantant des micros spéciaux dans la pelouse de son jardin... Il tenta aussi de convoquer par ouija board interposée les fantômes de Buddy Holly et Eddie Cochran, artistes vénérés par lui... Ces délires lui permirent quand même de composer et enregistrer une suite cryptique spatiale considérée comme un chef-d'œuvre, proche des sonorités célestes ramenées par Brian Wilson quelques années plus tard... Recherché avidemment par les collectionneurs, ce disque, I Hear A New World, fut bien la seule coda constructive d'une longue et patiente descente aux enfers...

Impliqué semble-t-il, dans des circonstances jamais élucidées, dans le meurtre d'un jeune homme de 17 ans, retrouvé demembré dans deux valises au fin fond d'une grange, criblé de dettes, dépressif, Meek finit par abattre Mrs Violet Shenton, sa proprio après une sombre dispute à propos d'un loyer impayé et/ou de tapage nocturne puis retourne l'arme contre lui... C'était il y a un peu plus de quarante ans, le 3 février 1967, jour du 8e anniversaire de la mort de Buddy Holly, son héros... Six ans après son suicide, un jugement donna raison à Meek et débloqua les énormes royalties associées à son glorieux "Telstar"...

(thanx to The Hi De Ho Blog)