The Who: Success Story

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On a déjà croisé en ces colonnes, les plus fidèles s'en souviennent, des producteurs fameusement barrés, de l'incontournable Phil Spector au torturé Joe Meek... L'ombre d'autres encore, comme Brian Epstein ou Andrew Loog Oldham, se profilent derrière la geste de grands groupes anglais qu'on ne présente plus... Souvent oublié, dans cette thématique des crazy producers, l'infortuné Kit Lambert, moitié de la team managériale des Who, dont on se propose de vous (re)découvrir le consternant parcours...

Un père fameux compositeur, alcoolique et autodestructeur, mort de ces deux derniers vices à 60 ans d'ailleurs, semble convaincre très tôt le jeune Kit Lambert que la vie est une flambée incontrôlable dont seul l'art permet de goûter l'amère absurdité (olé)... Il la débute, après des études à Oxford, en s'enrôlant dans la British Army - grand-papa était peintre et sculpteur officiel pour l'armée australienne... - et en allant chercher la trace de cours d'eau au Brésil... Revenu de ses périples, il s'engage dans une carrière cinématographique et devient même assistant réalisateur sur Les Canons de Navarone et sur un James Bond, Bons baisers de Russie... Sa grande rencontre - il y a toujours une grande rencontre dans les destins rock - c'est avec un certain Chris Stamp, lui aussi versé dans le cinéma et frère d'ailleurs de l'acteur rare Terence Stamp... Les deux gus avancent une idée bien de son époque : filmer un groupe "pop" comme on dit, de préférence des inconnus et en faire un truc un peu socio... Au Railway Hotel à Harrow, dans le nord-ouest londonien, où ils atterrissent un peu par hasard, ils découvrent avec stupeur ces High Numbers pas encore devenus les Who et tombent littéralement amoureux du groupe (et, en ce qui concerne plus particulièrement Lambert, dit-on, de certains de ses membres)...

Ni une, ni deux, c'est l'époque qui veut ça, Lambert s'improvise manager du groupe, vire le producteur Shel Talmy rapidement et prend sa place parce que c'est comme ça... Comme beaucoup de self-made producteurs des sixties, Lambert pallie son incompétence technique par une ingéniosité rarement prise en défaut... Assistant un soir à une scène de rage de Townshend qui en plante sa guitare dans le plafond, il enjoint le guitariste au gros pif de répéter chaque soir le gimmick... Le groupe drapé dans le Union Jack, c'est lui aussi, l'air de rien... Ce qui ne l'empêche pas, au gré d'un début de carrière décidément très intuitif, de produire l'illuminé Arthur Brown et de signer Hendrix itou...

À son crédit, mais sans en faire un George Martin non plus hein, il a su aussi secouer les puces d'un Townshend peu aventureux musicalement et le conduire, après les ballons d'essais de Who Sell Out, vers l'ambitieux - et, rouerie du personnage oblige - et un brin démagogique Tommy, dont le thème du flipper fut introduit à la hâte quand on s'aperçut que c'était tendance... Les pieds sur terre et les yeux sur le coffre, Lambert sut aussi rappeler à Sa Suffisance Pete que le branlotage arty avait un temps et que des singles qui marchent, c'est bien aussi...

Après, ça se gâte : du fric disparaît mystérieusement, il tente de sortir une version filmée de Tommy sans l'autorisation du groupe - tant et si bien que Daltrey pose un ultimatum au groupe : c'est Lambert ou lui - et finit par se faire virer comme un malpropre par le groupe qui tente quand même de le repêcher pendant Quadrophenia... C'est le début de la dégringolade pour notre gars qui tente un temps de produire du punk ambiant mais dont la grande passion, depuis une virée à Los Angeles, c'est l'héroïne, à fond, tout le temps...

Rapidement, Lambert est officiellement catalogué "bien barré" et dans la pire des configurations : junky et friqué... Un hôtel particulier londonien à Knightsbridge, une maison vénitienne près du Grand Canal, un giton local pour épancher secrètement son homosexualité et un faux titre - le talon d'Achille des Anglais toujours titillés par une baronnitude - de Baron Lamberti qui a dû bien amuser les Vénitiens, sans doute rares, à se pencher sur son cas...

En 1975, John Entwistle lui adresse un clin d'œil pas trop vachard sur The Who By Numbers avec le titre "Success Story", conduit par sa monstrueuse basse 8 cordes, avec ce passage savoureux : "I'm your fairy manager, you shall play the Carnegie Hall"... La vérité est, qu'en cette fin des années 1970, Lambert est plus proche de Syd Barrett que de Spector : il est, pour le dire simplement, fou à lier... Arrêté, fatalement, par la police de Sa Majesté, il accepte, dans un éclair de lucidité, de se placer sous la tutelle de la Couronne - devenant ce qu'on appelle un ward of court - et, remettant la gestion de sa fortune plutôt considérable à l'administration britannique, de se faire entretenir par sa môman... En 1981, digne fils, il revient d'une de ses sordides sorties nocturnes au nightclub El Sombrero, haut-lieu gay de Kensington, en piteux état, sur les brisées de Pete : détroussé et dérouillé, drogué, il s'évanouit alors qu'il se rend à la salle de bains, s'éclate le crâne sur une marche et tombe dans le coma... Trois jours plus tard, sa mère autorise les médecins à débrancher le machin, laissant son autobiographie, l'une des plus attendues du rock, à jamais inachevée...