David Bowie: A New Career In A New Town

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Un château comme personnage central de notre 143e billet ? Pourquoi pas si on vous dit qu'il s'agit du mythique Hérouville qui accueillit pêle-mêle en son généreux sein T-Rex, Magma, Canned Heat, Pink Floyd, Buddy Guy, Hawkwind mais aussi Rod Stewart, Jethro Tull, Bill Wyman, Rainbow, Iggy Pop, Elton John - un habitué des lieux puisqu'il y enregistra, avec l'aide experte de Gus Dudgeon, ses superbes Honky Chateau, Don't Shoot Me, I'm Only The Piano Player et Goodbye Yellow Brick Road - et même le Mahavishnu Orchestra de de John McLaughlin et puis des dizaines d'autres pendant de trop courtes années folles seventies... Et encore, on vous passe les artistes français, de Higelin à Nougaro en passant, excusez du peu, par Dick Rivers... Convaincus, maintenant ? Et si, comme guest, on ajoute le Thin White Duke himself et on plonge dans les sessions troublées du chef-d'oeuvre Low, enregistré dans une aile du fameux manoir ? Allez, vendu, c'est parti...

Hérouville, on connaît tous sans le savoir : une grande gentilhommière du XVIIIe siècle, près de Pontoise, sauvée des ruines en 1962 par un compositeur (de fameuses BO comme celle des Fantomas, Angélique et - l'original - OSS 117), Michel Magne qui eut le coup de foudre pour cet ancien château, devenu relais de poste, à la riche histoire - Chopin et Sand y firent des galipettes - et promis à un sûr oubli... Esthète et bon vivant, d'obédience germanopratine, Magne y organisa sans tarder de somptueuses bacchanales - champagne à gogo, grand chef, piscine, tennis, cave et tout le toutim - dans un faste tout seigneurial paléo-pompidolien... S'attirant bientôt convoitise et rancœurs, le dispendieux proprio eut la désagréable surprise de découvrir, le 26 mai 1969, son château partiellement incendié - une affaire criminelle, murmura-t-on au village... Sous les cendres, ses partitions et ses fameux enregistrements : reconverti entre-temps dans la rentable musique de films - la série "Angélique", les "Fantômas", Mélodie en sous-sol et bien d'autres - pour financer les importants travaux de rénovation exigés par l'imposante demeure, Magne avait en effet eut la main heureuse et accouché de juteuses bandes originales lui permettant de continuer à mener grand train... Au lendemain du 26 mai, ruiné ou presque, Magne rebondit une nouvelle fois et, pour tenter de rentrer dans ses nouveaux frais, imagine l'impensable en France : construire un studio privé de type résidentiel, pas très loin de Paris, et rompre avec la culture de laborantins des grandes maisons de disques françaises dont les méthodes de travail guindées, on le sait depuis Joe Meek, tenaient davantage de la manipulation chirurgicale que de la débauche créatrice rock...

Baptisé Strawberry Studio, le local rameute en quelques années, sous l'impulsion des divers directeurs artistiques qui s'y succèdent (dont l'ex-bassiste et membre fondateur de Magma, Laurent Thibault), la fine fleur du rock seventies, on l'a vu... Habitué aux fuites financières en avant, Magne fera d'ailleurs construire un deuxième studio pour éponger ses dettes mais là, d'autres que nous sauront vous raconter dans le détail cette saga plus vraiment rock, qui se solde tragiquement en 1984 par un suicide dans une chambre de Novotel à Cergy-Pontoise... Un détail, justement, rarement mentionné : le château servit aussi de décor à de nombreux films coquins comme le découvrirent, hilares, les Bee Gees, pensionnaires de passage venus enregistrer leur infamous Saturday Night Fever en 1977... Robin Gibb : "There were so many pornographic films made at the Château. The staircase where we wrote 'How Deep Is Your Love', 'Stayin Alive', all those songs, was the same staircase where they've been six classic lesbian porno scenes filmed. I was watching a movie one day called Kinky Women of Bourbon Street, and all of a sudden, there's this château, and I said: 'It's the château!!!"

Plus sages, le Grateful Dead posa lui aussi, six ans avant, ses valises bien chargées à Hérouville... Le Dead, à l'époque, c'est une tribu de près de vingt personnes et 5 tonnes de matos, right from San Francisco, hein... Contexte spécial : quelques jours après le désastreux festival d'Auvers-sur-Oise - un Woodstock français raté mais moins qu'Altamont quand même - les 18 et 19 juin 1971, Jerry Garcia décide de remettre le couvert en offrant un concert gratuit à 200 personnes au Château, alors pas encore fameux... Si le concert lui-même, qui versa vite dans la jam enfumée, ne fut pas l'événement artistique de l'année, l'affaire fut quand même filmée par la télévision française, dont les fortes lumières incommodèrent d'ailleurs les musiciens imbibés de Wild Turkey et emporta grosso modo l'adhésion de son improbable public, 175 villageois invités au dernier moment qui, sans avoir naturellement jamais entendu parler du Grateful Dead, se prêtèrent obligeamment au jeu...



Souvenir inoubliable - enfin, pendant les quelques mois qui suivirent, du moins - pour Garcia à qui, on le sait, la fumette interdisait les flashbacks trop audacieux : "We were there with nothing to do: France, a 16-track recording studio upstairs, all our gear, ready to play, and nothing to do. So, we decided to play at the chateau itself, out in the back, in the grass, with a swimming pool, just play into the hills. We didn't even play to hippies, we played to a handful of townspeople in Auvers... We played and the people came - the chief of police, the fire department, just everybody. It was an event and everybody just had a hell of a time - got drunk, fell in the pool. It was great."

Mais, de l'avis de beaucoup, le pensionnaire mythique d'Hérouville, c'est le grand David... Bowie qui enregistre en juillet 1973 Pin-ups mais qui, peu convaincu par la prestation technique des ingés-son locaux, en repart dare-dare... Pourtant, quatre ans plus tard, c'est à nouveau Hérouville qu'il choisira pour graver les pistes de son novateur Low... Un contexte motivant pour notre chaméléon : RCA était prêt à lui acheter une maison à Philadelphie, fort opportunément pour qu'il ponde la suite de son superbe Young Americans (blue-eyed-soul from Philadelphia, tout ça, get it?) et qu'il laisse tomber son trip glacé paléo-new wave qui laissait tout le monde perplexe et un peu paniqué... À commencer par l'ex-manager de Bowie, Tony DeFries, qui, devant l'urgence de la situation, fit tout pour faire revenir son ancien poulain à la raison alors qu'on ne lui avait rien demandé...

En bref, toutes les conditions étaient réunies pour faire de ses sessions une partie de plaisir... Qui y retrouve-t-on, d'ailleurs ? Bowie bien sûr, le producteur Tony Visconti, l'incontournable et conceptuel Brian Eno, et puis le fidèle guitariste Carlos Alomar, le bassiste George Murray, le batteur Dennis Davis... À leur arrivée à Hérouville, l'ambiance est au... paranormal : hanté, comme il se doit, le château abrite, contractuellement a-t-on envie de dire, fantômes et revenants, du moins si on en croit les musiciens... Bowie, lui, refusa de dormir dans la grande chambre seigneuriale, Eno jura avoir été plusieurs fois réveillé au petit matin par une présence qui lui tapota l'épaule, quant à Visconti, il se livra quelques années plus tard : "I keep reviewing my feelings about the supernatural. There was certainly some strange energy in that chateau. On the first day David took one look at the master bedroom and said, "I'm not sleeping in there!" He took the room next door. The master bedroom had a very dark corner, right next to the window, ironically, that seem to just suck light into it. It was colder in that corner too. I took the bedroom because I wanted to test my meditation abilities. I never admitted this before. I had read that Buddhists in Tibet meditated all night in a graveyard to test their level of fear/no fear. Milarepa, the Tibetan saint, sat on his dead mother's body all night and meditated. It felt like it was haunted as all fuck, but what could Frederic (Chopin) and George (Sand) really do to me, scare me in French? I loved the look of the room so I decided to spend one night there. If something happened I planned to shout so loud I'd wake up the village."

Pour détendre l'atmosphère, Dennis le batteur, improvisateur-né, en remet une couche avec d'improbables histoires gothiques et raconte notamment que, pendant son service militaire, il aurait traversé un terrain, militaire lui aussi, serait tombé nez-à-nez avec un ovni crashé et aurait été délogé de la zone par un garde qui lui aurait fait promettre de ne rien révéler... Conditionnés, les musiciens firent évidemment bonne réception aux fabulations roswelliennes et proto-Hanger-18 de leur drummer...

Ensuite, c'est la bouffe elle-même qui fit des frayeurs aux pauvres Anglais en goguette banlieusarde - ce qui en dit long, quand on sait la réputation internationale de la gastronomie british... Visconti est encore traumatisé par le lapin/salade invariablement servi à tous les repas, dédaigneusement repoussé du bout de la fourchette par nos expatriés gastronomes... Du coup, affamés, les gars se reportaient, la nuit venue, sur le fromage laissé tel quel depuis le dîner... Résultat : intoxication alimentaire pour David et Tony, un médecin méprisant et Bowie qui perd son flegme en allant réveiller le proprio d'Hérouville en plein milieu de la nuit pour lui gueuler : "We want some bread, some cheese and some wine in the studio ! Now! What, you're asleep? Excuse me, but I thought you were running a studio!"... Pas vraiment l'ambiance des fêtes d'antan, non ? Bon, il faut dire qu'on était en août et que le château était déserté...

Et puis, pour faire bonne mesure, c'est Angie, la femme de Bowie, qui met un peu plus le boxon, en ramenant un invité pour un ménage à trois censé remonter le moral de son mari... En guise de euh introduction, les deux coqs se foutent sur la gueule et c'est plié... Mais la star du séjour, se souviennent encore avec douleur les protagonistes, c'est Brian Eno dont les bidouillages laborieux sur synthé rendaient fous les ingés-son et particulièrement Visconti qui d'ailleurs, aujourd'hui encore, l'a mauvaise que des journalistes approximatifs continuent à attribuer la production de Low à l'apprenti sorcier à boa et paillettes... Au cœur du malentendu : les fameuses "stratégies obliques" d'Eno qui trouvèrent, au sein du chaleureux château, un épanouissement inespéré et traumatisant... En gros, une série d'une centaine de cartes, conçues par Eno et un pote peintre à lui, affichant une instruction simple qui se veut aphorisme débloqueur de nœuds gordiens en tous genres... Concrètement - si on peut dire - quand les musiciens tournaient en rond, Eno piochait une de ses cartes et demandait à ce que l'instruction soit appliquée sur-le-champ... Naturellement, ça frite rapidement avec les vrais musiciens, comme Alomar, à qui ces conneries inspirent une colère toute artistique...

Pourtant, gage très probable de qualité, tout ça date de l'époque Roxy Music, comme le confie fièrement l'intéressé : "Then when Roxy started and we made our first album, although I liked the album a lot, as soon as we had finished it and I was in a position of sitting at home and listening to it as a record, I began thinking "If only I'd done this, or that." I could suddenly see lots of places where a slightly more detached vision or a different angle of approach would have made a lot of difference. So the next time we recorded, I compiled a set of about twenty five little cards which I'd just stick around the studio and keep reminding myself of all the time. They were the kind of ideas that are in Oblique Strategies. Many of them still survive in the pack that is extant now."

Personne n'a jamais, semble-t-il, relevé que le tout s'inspirait quand même puissamment du mythique Homme Dé de Luke Rhinehart, paru en 1971... Bowie, lui s'en amuse : "I guess I should mention that on Low, "Heroes", and Lodger, Brian and I utilized his "Oblique Strategies" cards quite a bit. I mean, if we got to an impasse, we'd just turn over one of his cards, and whatever the instruction said on it, we'd obey - which led to some hilarious musical insights. We would write out arbitrary chords and then put them up on a board, and then Eno would point to a different chords on the wall and the band would have to follow them. We just did everything we could to break the rules of what playing rock music was supposed to be about."

Pour finir, un journaliste rock français eut un jour l'indélicatesse de s'introduire dans l'enceinte d'Hérouville en se faisant passer pour un membre de l'équipe... C'en était trop pour nos musiciens qui plièrent bagage fissa, direction Berlin : l'album, alors appelé New Music Night And Day, fut mixé aux studios Hansa, tout près du Mur, loin des fantaisies néo-féodales d'Hérouville...