Joni Mitchell: Cactus Tree

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Une folkeuse en nos rockeuses et plutôt surélectrifiées colonnes ? Osons - du reste, de la vertigineuse descente aux enfers de Crosby aux salves paranoïaques de Young, des chevauchées mécaniques surévaluées de Dylan à la crémation désertique de Parsons, on a pu voir combien nos gratteux acoustiques n'étaient pas en reste côté dérapages... Oui mais la douce et sage Joni Mitchell tout de même ? Oubliez tous les clichés sur la blonde à la guitare de bois : rebelle, venimeuse et pas bégueule sur son art, Joni oublie sa fille pendant trente ans, tance les foules hippies, tire sur les consœurs et puis vous explique la vie, à vous, pauvres fans égaré(e)s... Et pour une fois, on a trouvé encore plus bavard que nous, plus péremptoire aussi, et puis qui oserait interrompre la jolie Canadienne ?

En février 1965, neuf mois après avoir découvert un peu par hasard qu'un pote hippie sien l'avait malencontreusement engrossée, Joni pondit une petite fille - le père, évidemment, s'était fait la malle de longue date, Joni n'était pas encore vraiment star et, pour dire les choses comme elles étaient, en voie de clochardisation... C'est au journal Vogue qu'on doit, près de trente ans plus tard, le terrible aveu : Joni, enfin libérée du poids de son secret, y révéla qu'à l'époque, rapidement mariée au futur acteur Chuck Mitchell, qui lui promit la lune mais dont elle se sépara bien vite, elle se résolut à laisser son bébé aux mains d'un organisme d'adoption... En 1996, dévorée par les remords, Joni fit savoir par presse interposée qu'elle souhaitait retrouver sa fille de 31 ans... Une certaine Ms Gibb se manifesta et mère et fille se retrouvèrent enfin dans une effusion lacrymale de circonstance... Un conte de fée hippie qui pour un peu nous mettrait aussi la larme à l'œil s'il ne semblait pas donner le ton d'une bio placée sous le signe de ce qui ressemble furieusement à de l'égoïsme bête et méchant...

Un sacré caractère, la chanteuse de Fort McLeod, en tout cas... Irascible, vous dites ? Août 1969, Atlantic City Pop Festival, Joni en tournée avec Crosby, Stills and Nash dont elle assure la première partie... Un soir, vexée par l'accueil plutôt distant de la foule - on vous parle d'un temps où le public, majoritairement stoned, n'était effectivement pas des plus attentifs - elle quitta la scène furibarde... On est loin de la cérémonie collective du Grateful Dead, non ? Elle déclara d'ailleurs après que, pour son art, rien ne valait les clubs dont l'intimité lui correspondait autrement mieux que les monstrueux festivals baba à la Woodstock...

Pourtant on réussit, en août 1970, à la persuader de se produire à Wight, peut-être le plus pouilleux des festivals de l'époque - là encore, coup de sang de la tempétueuse folkeuse qui fit virer manu militari un pauvre gars un peu défoncé, vague connaissance de la chanteuse par ailleurs, qui venait de lui faire l'affront de monter sur scène en déclarant que le festival était une vraie "Desolation Row"... Lucide, le clin d'œil dylanien fut apprécié du public, l'éviction live de l'indésirable moins, et, en réaction, la foule hua un bon moment les roadies et puis un peu la chanteuse quand même, qui de toute évidence approuvait l'intervention... Crime de lèse-majesté immédiatement sanctionné par une remise au pas bien fielleuse de la délicieuse Joni qui traita les pauvres bougres de son public de "touristes", irrespectueux (qui plus est / par définition)... L'histoire ne dit pas si elle réussit finalement à les mettre en rang par deux en silence, chewing-gums jetés par terre et interro surprise à la fin sur la set-list...

Très consciente, en tout cas, de la qualité de sa propre production artistique, Joni refusa plus tard que son titre "Songs To Aging Children Come" apparaisse dans le film d'Arlo Guthrie, Alice's Restaurant : les producteurs demandaient la moitié des droits ce qui était proprement intolérable, même si, argument irrecevable pour la chanteuse, le film aurait quand même permis de porter sa musique à des millions de spectateurs...

Sermonneuse en chef, comme on le voit, comment la blanche colombe folkeuse se comporta-t-elle en ces années poudrées ? Absolument clean, bien sûr, assure-t-elle - enfin, juste un peu, une fois, rapidement et c'était la faute à Bob, ce salaud... Le fameux "Rolling Thunder Tour" de Dylan, auquel le barde de Duluth l'avait conviée, prenant alors des allures de barnum folkeux - les clowns (oui) étaient payés en bouteilles de vin - Joni demanda à être payée, pour sa part, en... cocaïne... Elle en sortit victorieusement, toutefois, dès Pâques 1976 (un symbole probablement mais il nous échappe) grâce au secours du grand maître tibétain, bouddhiste de son état, Chögyam Trungpa - non sans une ultime confrontation que la pétulante baba blonde affectionne tant : "He asked me, "Do you believe in God?" I said, "Yes, here's my god and here is my prayer," and I took out the cocaine and took a hit in front of him. So I was very, very rude in the presence of a spiritual master..."

...Et la concurrence - mot tabou chez les gratteux hippies, comme on sait - au fait, Joni ? Si on peut voir, sous la caméra du dramaturge et réalisateur Sam Shepard, lors de ce "Rolling Thunder Tour", la troubadour partager notamment la scène avec une autre folkeuse mythique, Joan Baez, et, à l'américaine, lui tomber dans les bras en fin de set, Joni est quand même pas trop branchée entente confraternelle ou affection pseudo-sororale : "I always thought the women of song don't get along, and I don't know why that is. I had a hard time with Laura Nyro also, and Joan Baez would have broken my leg if she could, or at least that's the way I felt." On y sentirait une petite pique féminine toute vicieuse, pour un peu ? Mitchell clarifia un peu plus tard, au détour d'un souvenir : "When I first started out, I imitated a girl named Shelby Flint, as a novice singer. She had no vibrato, it was a very girly, breathy voice, easy to mimic. And then a little Joan Baez influence, but I don't care for Joan Baez. She's got a cold tone. She's chilly. She's not a soulful singer. I tend to like black singers. As a singer, I learned more from Miles Davis than I learned from anybody"... En fait, toutes jalouses de Joni, ces nanas rock ou folk, à l'évidence - la pauvre Janis ? "She was very competitive with me, very insecure. She was the queen of rock'n'roll one year and then Rolling Stone made me the queen of rock'n'roll and she hated me after that... »...

Un peu refroidie, peut-être, par ce qui ressemble un peu à une traversée du désert, à tout le moins commercialement, Joni la boucla un peu pendant les années quatre-vingt et quatre-vingt dix mais, toujours aussi excessive, rappela récemment qu'entre 1995 et 2005 - peu devaient se soucier de la savoir encore en vie à vrai dire - elle avait complètement arrêté la musique, au grand désespoir du monde occidental, suppose-t-elle sans doute : "I had gotten to hate music. I didn't listen to the radio . . . for my own pleasure or put records on. I couldn't remember what I ever liked about it. [...] I couldn't listen to music for ten years, I hated it all. It all pissed me off. Music just became grotesquely egocentric and made for money. It wasn't music - there was no muse. Music requires a muse. The producer is not a muse. He's a manufacturer. Contemporary music made me want to punch people. I couldn't stand any of it. The whoring, the drive-by shooting of it all. I don't care how well crafted it is. America is in a runaway-train position and dragging all the world with it. It's grotesquely mentally ill."

Curieusement, cette féroce lucidité nous la rendrait presque tardivement sympathique... On ne résiste pas au plaisir de vous livrer, pour finir, sa sortie, particulièrement virulente, sur sa génération - celle au pouvoir, actuellement, pour ceux qui l'ignorent encore : "In their youth, my generation was ready to change the world, but when the baton was passed to them in the 70's, they fell into a mass depression because all revolutionaries are quick to demolish and slow to fix. When handed the baton to fix it, they didn't know what to do so they kind of degenerated into the greediest generation in the history of America. The hippie, yippie, yuppie transition from the '60s to the '70s to the greedy '80s and Ronald Reagan à my generation dropped the baton and spawned this totally lacklustre generation..."